Au pied du mur
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Trente-deux sacs à ordures, noirs, pleins, jonchent le sol de la galerie, et meublent la pénombre en buvant la lumière ponctuelle. Au premier tiers de l’espace, comme un amplificateur de la désolation obligeant le mouvement de l’œil, un mur nu autour duquel on peut circuler. Au fond, dans l’obscurité, au point le plus éloigné de ce mur, l’artiste est assise par terre, adossée à la paroi, les mains au sol, immobile. Seuls nos yeux oseront franchir les portes de la salle : l’atmosphère a déjà conquis sa densité et malgré l’invitation implicite des portes ouvertes, nous attendrons tous, verre à la main, qu’on nous prie d’entrer. « Ce qui dérange dans la performance, dit Levasseur, c’est l’obligation du réel. Quelle qu’elle soit, la performance se déroule toujours à la vitesse du réel. C’est une demande d’habiter l’instant présent, quel qu’il soit. » Lentement, sans se lever, à peine visible dans l’ombre, d’un lent et simple mouvement des chevilles et des poignets, elle est passée derrière l’épaisseur du mur pour se retrouver dans la même position sur la paroi opposée. Le temps est donné. Celui d’un ballet minimaliste.
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Le discours performatif de Levasseur, au moment où il devient le geste, s’absente de toute linéarité et se fait, pour reprendre sa propre expression, écosystémique. Nous plongeons dans un système dont les multiples référents nous échappent. C’est justement cette constante, non pas incertitude, mais bien non-certitude, à fleur de peau dans l’acte de créer, qui nous inquiète et que nous sommes conviés à assumer. L’oreille cherche une musique dans la trame froissée, constamment remise en question, des frottements répétitifs mais jamais séquencés. L’œil installe les bouées d’un ballet à la dérive. On a l’impression d’habiter un chaos physique et émotionnel d’où rien ne semble pouvoir émerger qu’un malaise inassouvi. Et pourtant, dans cette apparente confusion déambulatoire, quelque chose se construit. Comme si la vision naissait, non pas de l’intention, mais du geste lui-même. Levasseur n’a-t-elle pas déjà dit en parlant de son médium : « Ce sont mes mains qui ont choisi pour moi. » ? Elle empile, elle vide, elle tourne en rond , elle commence quelque chose et passe à une autre au mépris de notre logique ; elle édifie son mur-graffiti avec la même technique Random utilisée pour construire les trente-deux sculptures ovoïdales. Dans la manière comme dans la matière, tout s’enchevêtre.
Tout se confond. L’œuvre est l’acte de créer
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Le discours sur l’art est l’œuvre qui s’écrit devant nous. L’œuvre, le propos, la symbolique et le discours sur l’art sont sous tension. Le moment est en temps réel. Habiteront ensuite l’espace, comme une autre question, les dommages collatéraux de vivre.
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Car tous propos confondus, c’est bien ici que nous a conviés Levasseur: au pied du mur. Au moment polysémique de l’œuvre
Gilles Matte
Chroniqueur d’art